On n'aime jamais personne, mais seulement des qualités
"Il
n'aime plus cette personne qu'il aimait il y a dix ans. Je crois bien :
elle n'est plus la même, ni lui non plus. Il était jeune et elle aussi;
elle est tout autre. Il l'aimerait peut-être encore, telle qu'elle
était alors.
Qu'est-ce que le moi ?
Un homme qui se met à la fenêtre pour voir les passants, si je passe
par là, puis-je dire qu'il s'est mis là pour me voir ? Non, car il ne
pense pas à moi en particulier. Mais celui qui aime quelqu'un à cause
de sa beauté, l'aime-t-il ? Non, car la petite vérole, qui tuera la
beauté sans tuer la personne, fera qu'il ne l'aimera plus.
Et si on m'aime pour mon jugement, pour ma mémoire, m'aime-t-on moi ? Non, car je puis perdre ces qualités sans me perdre moi-même. Où est donc ce moi,
s'il n'est ni dans le corps, ni dans l'âme ? Et comment aimer le corps
ou l'âme, sinon pour ces qualités, qui ne sont point ce qui fait le
moi, puisqu'elles sont périssables ? Car aimerait-on la substance de
l'âme d'une personne abstraitement, et quelques qualités qui y
fussent ? Cela ne se peut, et serait injuste. On n'aime donc jamais
personne, mais seulement des qualités. Qu'on ne se moque donc plus de ceux qui se font honorer pour des
charges ou des offices, car on n'aime personne que pour des qualités
empruntées."
Pascal, Pensées (1670)